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Read on line, follow the updates of my historic novel The Boutique Robillard, fandom of Gone with the Wind (in English, click on top)

 

 

 

Lisez en ligne mon roman historique, dans l'Amérique de 1876 : La Boutique Robillard, ma suite d'Autant en Emporte le Vent (en français)

Publié par Arlette Dambron

Rhett Butler est fou de rage ! (Clark Gable)

Rhett Butler est fou de rage ! (Clark Gable)

 

Mardi 20 juillet 1876, 15 heures, à bord du paquebot Ville de Bordeaux, sur l’Océan atlantique

Il suffoquait ! De l’air ! Il avait besoin d’air ! Deux à deux, il remonta les marches pour accéder au ponton de Première Classe.

Mais la fureur de la houle ne l’apaisa pas.

Il fulminait ! Sa rage n’avait pas baissé d’intensité depuis la veille à 9 heures – lorsque le perfide Vayton l’avait défié du regard, replet de la suffisance de celui qui a remporté la partie. Comment avait-il pu être si crédule pour se laisser berner ainsi ? Lui qui, toute sa vie, avait utilisé les moyens les plus retors pour arriver à ses fins ? Diantre ! L’autre roublard l’avait battu en brèche. Pendant qu’il avait baissait la garde pour se concentrer sur son prochain voyage, Vayton fomentait son plan. Depuis quand ?

Il était évident qu’Eleonor avait glissé la date de départ en France de son fils à sa voisine, au cours d’un échange banal en se croisant dans la cour. Vayton en avait eu vent et en profita pour utiliser l’information à son bénéfice. Il échafauda ce voyage « en famille » avec Scarlett et les enfants. Comment avait-il réussi à la piéger, elle ?

Ses doigts se refermèrent comme des serres sur le bastingage du pont de première classe.

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Ponton du bateau Napoléon III, vers 1876, French Line, Compagnie Générale Transatlantique.

Ponton du bateau Napoléon III, vers 1876, French Line, Compagnie Générale Transatlantique.

 

Non ! Il n’a pas eu besoin d’utiliser des moyens de coercition pour vous convaincre. Vous avez dû être trop heureuse d’accompagner le jeune milliardaire. Les pauvres Wade et Ella, au même titre que les femmes Vayton, ne sont qu’un alibi de moralité, aussi bien pour vous que pour lui.  Bon sang, Scarlett ! Je ne vous comprends plus ! Moi qui lisais dans votre cœur - et dans votre tête de mule - comme dans un livre, vous avez réussi à m’échapper.  J’ai vanté vos talents de séduction, de rouerie et de manipulation. Mais, une fois de plus, Scarlett, vous avez gagné. Vous seule pouvez passer, en l’espace d’une heure, de l’amante la plus enflammée en un glaçon. Un iceberg que même un briseur de blocus comme moi ne peut plus ébrécher….

Pendant une bonne demi-heure, il se rongea les sangs en les imaginant tous les deux enlacés dans l’immense Fairmount Park. Pas de doute qu’il lui serait aisé de dénicher un recoin pour s’isoler avec elle, à l’abri de leurs chaperons officiels ! A ce moment précis, il était peut-être en train de la prendre dans ses bras ; elle entrouvrait ses lèvres si pulpeuses ; elle accepterait ses baisers ; leurs langues s’enrouleraient…

Ça suffit ! Il faut que je les chasse de mon esprit. Au moins pendant quelques heures ! Sinon, ils vont réussir à me rendre fou. Seule une bouteille de whisky pourra m’anesthésier….»

ooooOOoooo

 

Mardi 20 juillet 1876, 15 heures, Fairmount Park, Philadelphie, Pennsylvanie

L’équipage des Maisons Vayton et O’Hara sillonnait maintenant la Girard Avenue, dernier tronçon venant du centre de Philadelphie en direction du lieu où se tenait l’exposition gigantesque du Centenaire.

« La vallée que nous traversons est le lieu de promenade du dimanche le plus prisé par les habitants de Philadelphie. C’est pour cette raison que Fairmount Park a été sélectionné pour accueillir l’Exposition du Centenaire car, avant de devenir pendant quelques mois le centre de l’innovation mondiale et du génie de l’homme, c’est avant tout une réserve naturelle bordée par le fleuve que nous allons traverser dans quelques instants – des chutes d’eau et d’impressionnants rochers, et même un havre pour les animaux exotiques dans le parc zoologique ouvert il y a deux ans. »

La voix chaude de Duncan berçait Scarlett comme un répit salvateur après leur débarquement du train, leur court passage au Continental Hotel tambour battant, et leur départ aussitôt pour Fairmount Park.

L’homme d’affaire, habitué à maîtriser chaque minute de son emploi du temps chargé, avait tout planifié afin que leurs trois jours dans la ville natale de la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis soient pleinement – et agréablement – remplis.

A leur arrivée à la gare, deux véhicules, tirés chacun par deux chevaux, les attendaient. Duncan aurait pu faire appel au service des Hackney Coaches, les fiacres de location qui étaient fort prisés à New York et qui foisonnaient à Philadelphie pendant l’Exposition. (*1) Mais leur confort rudimentaire et la rudesse supposée de certains de leurs cochers ne pouvaient être adaptés à transporter les précieuses personnes que Duncan chérissaient : sa mère, sa sœur et… Scarlett.

C’est pourquoi il avait contacté directement le Directeur de l’hôtel Continental – qui était ravi de recevoir un milliardaire si illustre - afin que ses services lui procurent deux voitures Surrey du dernier modèle, conduits par deux cochers de confiance. Deux, car ils étaient huit à aller à l’exposition.

Susan, la camériste de Cathleen était restée à l’hôtel pour faire repasser certains habits par la blanchisserie de l’office, et défroisser et ranger soigneusement les autres effets des Vayton et des O’Hara dans les armoires de leurs chambres respectives.

Les deux autres employés les accompagnaient. Prissy était chargée de s’occuper d’Ella. Quant à Barnabee le majordome, il serait le protecteur des dames au milieu de cette foule hétéroclite.  

Assis bien confortablement sur les deux banquettes capitonnées, Scarlett, Duncan, Cathleen et Melina profitaient du paysage verdoyant en ayant conscience qu’ils seraient très bientôt plongés dans le tumulte parmi les milliers de touristes quotidiens. Dans l’autre Surrey avaient pris place Wade, Ella, et Prissy. Sur la troisième banquette destinée au cocher – ou parfois au maître de maison puisqu’il s’agissait d’un mode de transport familial, Barnabee surveillait la route afin qu’aucun incident ne puisse perturber les deux enfants dont il avait provisoirement la charge.

Voiture de type Surrey, XIXe siècle.

Voiture de type Surrey, XIXe siècle.

 

Le convoi avait fier allure avec ces deux véhicules aux trois banquettes en cuir ivoire posées l’une devant l’autre, entourées d’une carrosserie bleu nuit, portée sur quatre essieux laqués de la même teinte, et élégamment découpée à l’endroit où aurait dû se tenir les portes. Car cette voiture découverte était fortement appréciée pour profiter de l’air frais et de l’environnement. Ce modèle était devenu célèbre grâce à sa capote surélevée et rigide, protégeant des intempéries et veillant à ce que la peau claire des dames soit préservée des méfaits du soleil. Les franges de couleur crème garnissaient le toit suspendu – dont l’intérieur ce jour-là était garni de velours bleu nuit – et achevaient de donner au Surrey un aspect pimpant. (*2)

Sur la voie élargie, le spectacle avait déjà commencé. A l’image de la ville de Philadelphie depuis le 10 mai, la Girard Avenue était pavoisée par des fanions aux couleurs de la Centenaire Amérique.

« Wade, Vois-tu tous les châteaux au loin ? » Ella n’avait pas tort car les silhouettes des halls d’exposition géants ressemblaient fort à des châteaux médiévaux avec leurs tourelles et corniches crénelées.

Lorsque les Surrey empruntèrent le pont en fer Girard-Avenue qui traversait le fleuve Schuylkill, l’agitation ambiante devint plus flagrante avec la concentration des véhicules se dirigeant vers Fairmount Park, et croisant ceux qui repartaient vers la ville.

Scarlett, habituée à la circulation trépidante d’Atlanta, en eut le tournis. Elle s’adressa à Duncan installé à côté d’elle – peut-être un peu trop près, mais Cathleen et Melina, placées sur le siège devant eux, ne s’en rendaient pas compte.-  J’ai lu dans le guide qu’il y a un hall spécifiquement dédié aux véhicules. Ont-ils décidé de parader exceptionnellement sur le pont ? »

A sa question taquine, il répondit par un gloussement heureux : « Scarlett, votre humour n’a d’égal que votre vivacité d’esprit à analyser les situations. » Il conclut son compliment par un baiser appuyé sur le dos de sa main en prolongeant la caresse des poils de sa moustache sur la peau fine.

J’ai l’impression que le beau Duncan ne ratera pas une occasion pour s’affirmer comme mon fiancé secret… Elle réprima un sourire de contentement. Comme ces trois jours allaient être intéressants en cachette de leurs chaperons !

Centenaire de Philadelphie 1876 - Route vers les terrains d'exposition de Fairmount Park, passant sur le pont de Girard-Avenue (source: Early history of the exhibition project)

Centenaire de Philadelphie 1876 - Route vers les terrains d'exposition de Fairmount Park, passant sur le pont de Girard-Avenue (source: Early history of the exhibition project)

En vérité, le pont avait pris l’allure d’une représentation en miniature des moyens de locomotion les plus courants en 1876 : des attelages à deux roues, comme les populaires buggys pour les visiteurs solitaires ou en couple, les Phaétons légers, rapides et parfois dangereux pour les hommes sportifs, aux voitures à quatre roues tels les élégants Barouches et landaus, bataillaient pour ne pas être dépassés par les fiacres Hackney roulant à vive allure car pressés de déposer leurs clients afin d’en prendre d’autres en charge à l’arrivée. (*3)

L’encombrement atteignit son paroxysme lorsque surgirent deux navettes de transport en commun ralliant toutes les demi-heures des arrêts stratégiques du centre de la ville jusqu’aux terrains d’exposition. L’omnibus tracté par deux chevaux charriait une douzaine de passagers assis sur les deux banquettes latérales. Son chauffeur salua celui du trolley qui était plus fluide et moins fatiguant pour les chevaux car la cabine glissait sur des rails insérés dans la chaussée. 

A ce ballet incessant et agité se greffait un tintamarre d’hennissements des chevaux répondant aux ordres secs et sonores des cochers ; le claquement métallique des fers à cheval sur la terre battue concurrençait celui des roues de charrettes bringuebalantes ; les cloches en bronze ou en fer formaient un joyeux concert pour avertir d’un danger quand deux charrettes se croisaient d’un peu trop près.

Mais cette clameur fut battue en brèche par l’assourdissant signal d’arrivée de la locomotive à vapeur freinant au passage de l’aqueduc qui avait été construit juste à côté du pont. La compagnie ferroviaire Philadelphia and Reading Railroad avait réquisitionné des trains spéciaux quittant la gare de Philadelphie chaque demi-heure pour déverser son lot de passagers au Dépôt de la Pennsylvania Railroad en plein terrain d’exposition. C’était également dans cette gare provisoire que les trains spécialement affrétés pour l’exposition, venant de Chicago, de New York ou des Etats du Sud, arrivaient à destination, pour le plus grand confort des passagers.

D’une voix assez forte pour que sa mère et sa sœur se retournent, Duncan leur désigna le fleuve qu’ils surplombaient : peut-être aurons-nous le temps avant notre départ d’emprunter un de ces petits bateaux que vous apercevez, afin de vous faire découvrir d’autres parties de ce magnifique Fairmount Park.»

Melina et Cathleen marquèrent leur assentiment. Scarlett fit semblant de s’y intéresser car, à l’exception notoire de son cher Tara, elle ne prisait pas la contemplation de la nature, trop calme et ennuyeuse à son  goût. 

ooooOOoooo

« Oh ! On dirait un château de princesse avec ces petites tours sur le toit.» Ella ouvrit de grands yeux devant la construction imposante, faite de briques rouges et d’immenses vitraux.

Hall Principal Main Exhibition Building en 1876, Centenaire de Philadelphie, Fairmount Park - Stereotype pris en 876, Department of Photography in Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

Hall Principal Main Exhibition Building en 1876, Centenaire de Philadelphie, Fairmount Park - Stereotype pris en 876, Department of Photography in Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

« Quel monde ! »

« Oui, mais il n’y en a probablement pas autant que le jour de l’ouverture. 180.000 personnes se réunirent en masse devant le Memorial Hall pour écouter le discours d’inauguration d’Ulysse Grant.»

Scarlett eut une moue de dédain à la mention du Président des Etats-Unis qui avait contribué à la victoire des Yankees: « Dans ce cas, je suis ravie de ne pas avoir perdu mon temps à venir ce jour-là. » Elle échangea avec Duncan un air complice. La guerre était finie depuis longtemps, et tous deux faisaient des affaires avec les Etats du Nord. Mais le ressentiment pour ceux qui avaient saccagé la douceur de vivre de leur Vieux Sud était tapi, près à ressurgir à la moindre occasion.

Duncan s’adressa aux trois femmes : « Nous avons trois heures devant nous, car le parc ferme à 18 heures. Pour vous mettre en appétit, commençons par les exposants américains du Main Exhibition Building.» Il prit un air malicieux : « Une toute petite sélection car si vous aviez la curiosité de traverser toutes les allées de ce hall, et bien, Mesdames, vous devriez parcourir… disons… pratiquement dix-huit kilomètres !

S’amusant de leur air horrifié, il continua sur le même ton espiègle : «Bien évidemment, si vous insistez, je serai votre guide obéissant pour vous faire visiter, non seulement les cinq principaux halls, mais également – d’après ce que j’en ai lu- la kyrielle d’au moins deux-cent autres bâtiments qui regroupent 30.864 exposants ! »

Trois mains gantées se portèrent simultanément devant la bouche des trois dames pour dissimuler leur effroi et taire leurs cris de protestation face à une telle perspective.

Cathleen se fit la porte-parole de l’anxiété féminine : « Duncan ! Tu n’es pas sérieux, n’est-ce pas ? Voyons, aucune de nous ne peut… »

Jugeant qu’il les avait suffisamment taquinées, il comprima un rire d’adolescent et prit les deux mains de sa mère dans les siennes : « Ne craignez rien ! Cette petite promenade d’agrément ne va pas se transformer en parcours digne des exploits sportifs des coureurs des Jeux de l’Olympe de la Grèce Antique. Je veux qu’elle soit pour vous ravissement et plaisir des yeux. C’est pourquoi j’ai localisé, dans la description détaillée du « Manufacturer and Builder », les stands qui présentent des articles et pays susceptibles de vous intéresser personnellement, vous Chère Mère, Scarlett, et toi aussi Melina. Ce choix est subjectif. Libre à nous tous de nous arrêter devant d’autres points d’intérêt. » (*5)

Ses interlocutrices se détendirent miraculeusement et retrouvèrent leur excitation première de la découverte.

Il s’adressa directement à Scarlett : « J’espère que vous ne m’en voudrez pas d’avoir pris la liberté de choisir pour vos deux merveilleux enfants des attractions correspondant à leur âge et à leurs goûts afin que les beautés du Centennial leur soient une source de bonheur et un souvenir inoubliable. »     

Scarlett le remercia d’un joli sourire en constatant silencieusement : Il commence à jouer son rôle de beau-père éducateur

Scarlett O'Hara portant une fourrure, montage de photographie pour le roman historique La Boutique Robillard, une suite d'Autant en Emporte le Vent.

Scarlett O'Hara portant une fourrure, montage de photographie pour le roman historique La Boutique Robillard, une suite d'Autant en Emporte le Vent.

 

A peine avoir franchi une des nombreuses entrées du Main Building, l’ouïe de Scarlett fut assailli par une clameur agressive montant et refluant comme le ressac, en charriant claquements secs des objets qu’on manipule, crissements des roues des chariots de livraison, entremêlés à un bavardage sonore et international. La gamme des accents locaux des Etats américains se disputait avec le formalisme britannique. Des brides d’espagnol, de français et d’autres langages exotiques, - inconnues de la Georgienne -, se compilaient pour former un joyeux charivari.

Ella lui agrippa la main pour attirer son attention : «Mère, n’avez-vous pas l’impression d’être dans une église ? Une église gigantesque décorée de vitraux comme celle d’Atlanta ? »

Suivant le regard de sa fille, elle la félicita pour son sens de l’observation. Il y avait en effet une apparence quelque peu mystique dans ce temple de la consommation. Approximativement  plus d’une vingtaine de mètres du sol, des ogives monstrueuses charpentées de linteaux de fer laissaient transpercer la lumière naturelle par leurs verrières. Des quatre côtés du bâtiment, des enfilades de hautes baies colorées aux cadres métalliques étroits avaient la trompeuse allure des vitraux chrétiens.

Centenaire de Philadelphie de 1876, intérieur du Hall principal Main Exhibition Building, Fairmount Park, Philadelphia. Stereotype picture taken in 1876 par le Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

Centenaire de Philadelphie de 1876, intérieur du Hall principal Main Exhibition Building, Fairmount Park, Philadelphia. Stereotype picture taken in 1876 par le Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

Face à ce gigantisme, l’être humain avait la taille d’une fourmi avançant au milieu d’une vaste fourmilière couvrant quelques centaines de mètres carrés de surface. Aussi loin que les yeux portaient, vitrines et comptoirs se succédaient, sagement alignés entre des allées réquisitionnées par des centaines de piétons. 

Scarlett se retourna vers Duncan : « Vous ne nous avez pas menti. Ce hall donne le vertige.»

Vérifiant furtivement que l’attention des dames Vayton était tournée vers la masse d’agencements de magasin, il lui répondit doucement : «Comment pourrais-je vous mentir ? Vous connaissez tout de mon cœur. Je vous en ai donné la clef ! »

Un frisson agréable parcourut la jeune femme. Quel charmeur

Celui-ci décida qu’il était temps de réagir : «La foule est importante. Chacun de nous sera tenté de s’arrêter pour admirer l’un ou l’autre stand. Mais prenons soin de ne pas nous séparer les uns des autres. » Il regarda l’employée de Scarlett : « Prissy, veille à rester toujours près de nous et de ne pas lâcher la main d’Ella. Quant à toi, Wade, je sais que tu rempliras à la perfection ton rôle de grand-frère. » Demandant l’attention de Cathleen et Melina, il leur recommanda avec le sérieux du Chef de famille : « Même si la curiosité vous tenaille pour faire l’inventaire d’une vitrine complète, ne vous éloignez pas de nous. Barnabee ne vous quittera pas des yeux un seul instant. »

Celui-ci opina de la tête. Il était inutile de préciser son rôle. Les Vayton étaient ses employeurs. Ils étaient aussi sa famille de cœur. Les Dames de Charleston ne craindraient rien sous sa garde vigilante.     

«Scarlett, accepteriez-vous de me donner le bras ? Ainsi nous pourrons plus aisément nous attarder sur ce qui serait susceptible d’être adapté à la Boutique Robillard ! »

L’excuse était bien trouvée, légitime et respectable, même pour leurs chaperons… 

 

ooooOOoooo

 

Afin d’éviter que ces dames aient trop à marcher dans ce dédale de cent-quarante mètres de long, Duncan avait demandé à ce que les deux Surrey les déposent devant l’entrée la plus proche de leurs premiers points d’intérêt. Muni d’une fiche sur lequel il avait dessiné le plan numéroté des stands sélectionnés pour l’exploration de cet après-midi, il les orienta directement dans la travée centrale où étaient massés les commerçants et industriels américains.

Centenaire de Philadelphie de 1876, intérieur du Hall principal Main Exhibition Building, Fairmount Park, Philadelphia. Stereotype picture taken in 1876 par le Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

Centenaire de Philadelphie de 1876, intérieur du Hall principal Main Exhibition Building, Fairmount Park, Philadelphia. Stereotype picture taken in 1876 par le Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

« N’oubliez pas d’inscrire sur les pages de votre guide les objets qui vous intéressent, le numéro de stand et le fabricant. Je demanderai à ce que cette compagnie nous envoie leur catalogue. Si l’une de vous désire acquérir un article en particulier, nous pourrons le faire immédiatement et organiserons son transport dans notre varnish. » Il s’adressait aux deux membres de sa famille. La décence ne lui permettait pas de faire une telle proposition à une étrangère, fût-elle la « muse » de la Mode Duncan. Comme il avait hâte de pouvoir la gâter à loisir…

En attendant ces temps heureux, il savait ce qui allait faire briller immédiatement les beaux yeux d’émeraude de sa fiancée secrète. Son élan pour s’y diriger fut brisé quand, à l’instar des autres accompagnatrices féminines, Ella y compris, elle s’arrêta devant une vitrine impressionnante dont la corniche trônait à plus de quatre mètres de hauteur.

Droguiste et Parfumeur, fabricant de bouteilles, Fox & Son, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie, Fairmount Park.

Droguiste et Parfumeur, fabricant de bouteilles, Fox & Son, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie, Fairmount Park.

 

C’était un spectacle charmant de les surprendre, bouche-bée, devant ce qui lui semblait, à la lecture de son guide descriptif, comme un échantillonnage sans intérêt de bouteilles en verre vendues par un droguiste parfumeur dénommé Fox, fabricant de bouteilles. 

«Combien y en a-t-il à votre avis, Scarlett ? Des milliers ? » 

De l’œil de la commerçante experte à jauger la quantité de son stock, Scarlett répondit laconiquement à Melina : « A vue d’œil, probablement plus de 4000. Quoiqu’il soit difficile de juger avec ces miroirs oblongs à l’intérieur qui les multiplient à l’envi ! »

«Imaginez ! – je sais que c’est une vision fantaisiste : si par accident la vitrine avec tous ces flacons en cristal se brisaient, les élixirs qui s’évaporeraient embaumeraient le Main Building pendant des jours ! »

Scarlett se garda bien de dire à la jeune fille qu’elle avait tendance à exagérer. Mais, étrangement, les effluves d’un parfum capiteux emprisonné dans un précieux flacon lui chatouillèrent les narines, tant le souvenir de cette nuit où elle en avait délicatement déposé quelques gouttes au creux des seins était présent. Comme celui qui s’était enivré à les humer et les lécher…

Non ! Non et non ! Suis-je en train de perdre la tête ? Je suis en compagnie du plus séduisant homme d’Amérique, cet homme parfait qui est fou amoureux de moi, et voilà que je m’égare avec des chimères qui n’étaient que vulgarité ! 

« L’homme parfait » se permit de les secouer gentiment : «Je ne veux pas gâcher votre plaisir, gentes Dames ! Mais, si vous vous arrêtez ainsi devant chaque attraction, il va falloir que je prévoie de louer l’hôtel pendant un mois ! N’épuisez pas vos jolis yeux inutilement car j’ai nettement mieux à vous proposer.» Sur ce, il les entraîna vers le stand d’à côté.

Exposition des bijoux créés en 1876 par le joaillier Tiffany, dont broche aigrette collier de diamants jaunes Golconda, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie, Penn. 1876, Fairmount Park. journal Harper's Weekly December 6, 1876.
Exposition des bijoux créés en 1876 par le joaillier Tiffany, dont broche aigrette collier de diamants jaunes Golconda, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie, Penn. 1876, Fairmount Park. journal Harper's Weekly December 6, 1876.

Exposition des bijoux créés en 1876 par le joaillier Tiffany, dont broche aigrette collier de diamants jaunes Golconda, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie, Penn. 1876, Fairmount Park. journal Harper's Weekly December 6, 1876.

 

« Tiffany ! » La bimbeloterie fut oubliée instantanément. La marque était fièrement annoncée par une enseigne en bronze élégante. Autour d’un présentoir en acajou marqueté de filets de bronze et judicieusement éclairé par un lustre en cristal, s’agrégeaient dames et jeunes filles chapeautées, essayant de se frayer un passage pour pouvoir être aux premières loges de l’exposition des bijoux. La prestigieuse joaillerie new yorkaise les avait spécialement créés à l’occasion du Centenaire. C’était la seule chance, pour la grande majorité d’entre elles, d’approcher « pour de vrai » des joyaux qui étaient inaccessibles pour leurs bourses.

Un retentissant « Six-cents diamants ! » fut lancé par une des chanceuses du premier rang lisant les étiquettes informatives. Ce qui déclencha une poussée des femmes attroupées voulant elles aussi découvrir les trésors alignés sur les trois étagères en verre. Ce comportement, tellement contraire à l’étiquette qui exigeait de toute femme de qualité une certaine retenue, amena l’employé chargé de la sécurité des biens de Tiffany à intervenir, avec diplomatie mais autorité, pour faire reculer les impatientes. « Chacune à votre tour, Mesdames !»

Duncan s’amusa de son petit groupe féminin essayant de refreiner l’envie de se joindre à la queue. Même la veuve du magnat Aymeric Vayton, toujours impeccablement réservée à l’instar des Dames de son rang, fut surprise à se pincer les lèvres d’impatience. Seul Wade ne prenait pas part à cette frénésie ambiante puisqu’il s’était arrêté à un stand de cannes et de chapeaux pour gentlemen, sous la protection efficace de Barnabee.

Dès que le groupe s’était approché du stand, le vendeur de la boutique Tiffany reconnut immédiatement le puissant propriétaire de l’empire Vayton. Son jeune héritier avait occasionnellement franchi les portes de la joaillerie, et il en était toujours ressorti avec des achats de qualité… et fort coûteux.  Il alla à sa rencontre et se courba ostensiblement pour le saluer ainsi que les trois dames.

D’un geste ample, poli mais ferme, il demanda à la petite foule de s’écarter pour permettre à Cathleen, Melina, et Scarlett - accompagnée d’Ella qui ne quittait plus la main de sa mère -, d’admirer de plus près les articles estampillés Tiffany.

Scarlett haussa les sourcils : quel prestige a donc cet homme pour déclencher un tel traitement de faveur ?

En tout cas, ce passe-droit ne fut pas contesté par un seul murmure des femmes refoulées, tellement elles étaient habituées à la primauté garantie aux hautes sphères de la société.

La plus grosse pièce attira en premier leur attention, un imposant vase en argent massif finement ciselé dédié à un certain « Bryant ».

Vase en argent Bryant, créé par le joaillier Tiffany en 1876, Centenaire de Philadelphie, Main Exhibition Building.

Vase en argent Bryant, créé par le joaillier Tiffany en 1876, Centenaire de Philadelphie, Main Exhibition Building.

 

Mais leur intérêt bifurqua quelques secondes après sur la deuxième étagère. Elles furent hypnotisées par un spectacle féérique : celui de la symphonie des étincelles qui irradiaient de centaines de gemmes.

Scarlett et Melina partagèrent leur excitation – silencieusement, évidemment, mais l’éclat de leurs prunelles était explicite. Un collier de diamants, stipulé Golconda, se déployait tout en longueur, écrasant en brillance les autres bijoux en émeraudes, saphirs et opales. Vingt-sept, comptabilisa mécaniquement Scarlett.

Eberluée, Melina s’interrogea : « N’ont-ils pas fait une erreur en ajoutant un zéro au prix ? 80.000 dollars, c’est… inimaginable ! » Même pour sœur du milliardaire.

Intérieurement, la Georgienne le compara avec le nombre de ventes de planches de son ancienne scierie, ou des robes de prêt-à-porter de la Boutique Robillard, qui serait nécessaire pour atteindre un tel prix faramineux.

Satisfaite d’utiliser les connaissances que Rhett Butler lui avaient inculquées en l’inondant de bijoux dispendieux, - dont elle s’était paradoxalement débarrassée sans remords après son divorce -, Scarlett informa les deux Charlestoniennes : «les diamants de Golconda viennent d’une mine en Inde. Ils sont considérés comme les plus purs.»

Duncan ne pipait mot, mais aucune des réactions de la jeune femme ne lui échappait. Il examina de plus près l’objet de ses convoitises. Une idée lui vint : cette jolie parure s’harmoniserait parfaitement avec mon ébauche d’une certaine robe…. 

Mais déjà l’intérêt de sa « muse » s’envolait sur une plume. D’ailleurs, les trois femmes s’étaient penchées à l’unisson pour l’inspecter. En se levant sur la pointe des pieds, Ella put profiter elle aussi de ces bijoux qui scintillaient comme des étoiles.

La nouvelle création de Tiffany, un ornement de luxe destiné à être glissé dans une longue chevelure, avait en effet la forme d’une plume de paon. L’étiquette l’appelait en français : « Aigrette ».

Exposition des bijoux du joaillier Tiffany, de New York Meriden Britannia Co, au Centenaire de Philadelphie 1876 / collier de diamants jaunes Golconda, boucles d'oreilles en diamant, et plume de paon Aigrette en diamants , Main Exhibition Building: Diamond necklace, earrings, and brooch Aigrette in the shape of a feather. Stereotype picture taken in 1876 by Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

Exposition des bijoux du joaillier Tiffany, de New York Meriden Britannia Co, au Centenaire de Philadelphie 1876 / collier de diamants jaunes Golconda, boucles d'oreilles en diamant, et plume de paon Aigrette en diamants , Main Exhibition Building: Diamond necklace, earrings, and brooch Aigrette in the shape of a feather. Stereotype picture taken in 1876 by Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

L’employé, qui attendait avec anxiété le moindre signal du richissime client, se précipita dès que celui-ci lui adressa un léger mouvement de tête – si léger mais perceptible dans le monde feutré du luxe. Le joaillier eut le bon réflexe de s’adresser aux dames qui l’entouraient, car son éventuel achat serait probablement destiné à l’une d’entre elles. Il fallait donc les séduire en leur vantant avec emphase les qualités exceptionnelles de l’Aigrette. Autour d’eux, le silence s’était fait parmi les curieuses frustrées du spectacle, et chacun but ses paroles :  

«C’est un chef d’œuvre, tant dans la qualité de ses diamants que dans son montage. A la place de « l’œil » de la plume de pan, c’est le fameux diamant de couleur paille de feu le Duc de Brunswick. »

Scarlett n’avait aucune idée sur l’identité de ce Brunswick à consonance germanique. Seule lui importait la taille de cette pierre jaune. Elle concentra encore plus son attention sur cette ravissante broche pour cheveux. Faite pour une longue chevelure comme la sienne…

Le marchand précisa au célèbre homme d’affaires, seul en mesure de tirer les conséquences de ce que ce « petit » détail impliquait : « C’est un diamant de 30 carats… »

Duncan fit un signe de tête de compréhension.

«Regardez de plus près autour de « l’œil » : il y a une première rangée de diamants de couleur or, puis une autre d’un ton plus profond tirant sur le rouge. Tout autour enfin, six-cents – oui, six-cents ! – diamants blancs sont sertis sur les branches en platine.»

Plume de paon aigrette avec le diamant du Duc de Brunswick, et 600 diamants, créée par Tiffany en 1876, New York au Centenaire de Philadelphie, Main Exhibition Building, Fairmount Park.:

Plume de paon aigrette avec le diamant du Duc de Brunswick, et 600 diamants, créée par Tiffany en 1876, New York au Centenaire de Philadelphie, Main Exhibition Building, Fairmount Park.:

 

Finalement, le vendeur de Tiffany s’empara de la pièce d’orfèvrerie, et la retourna pour la faire examiner par Duncan : « Voyez ces trésors d’ingénuité dans les articulations et les ressorts du montage. Ils permettent, au gré de chaque mouvement de la tête de la dame, de faire trembler légèrement les branches afin que l’éclat des pierres précieuses accroche la lumière. »

Ses trois interlocutrices et les femmes regroupées autour d’eux n’eurent pas de mal à s’imaginer l’effet qu’aurait ce joyau dans leur chignon. Elles en restèrent ébahies. Tout simplement.

Jusqu’à ce Cathleen jugea qu’il était temps de laisser la place aux autres car cette monopolisation à leur seul bénéfice avait assez duré. Elles se déplacèrent de quelques pas – suivies de Barnabee et de Prissy. De cinq petits mètres, mais dans un autre monde ! Car cela frôlait presque la déchéance de s’intéresser à une marchandise de qualité si modeste en comparaison aux trésors de Tiffany.  

Pas pour la propriétaire de la Boutique Robillard néanmoins. Son esprit pratique la fit se concentrer sur ce qui pourrait éventuellement lui faire gagner plus d’argent, plutôt que sur ce qui était inaccessible malgré sa nouvelle aisance financière.

Les trois femmes, accompagnées d’Ella qui se révélait une vraie coquette en devenir, commentèrent avec ravissement la multitude de frivolités confectionnées par la Maison Milo Hildreth du Massachussetts. Sa spécialité était le travail ancestral de la corne et de l’écaille de tortue : ces matériaux d’origine animale étaient présentés ici en peignes, épingles, gouttes d'oreille, bracelets, médaillons et boutons. Les plus coûteuses étaient incrustées d’or.

Pendant ce temps-là, Duncan était en pleine conversation avec le vendeur de Tiffany qui était de plus en plus souriant et obséquieux. Des annotations furent ajoutées sur une carte commerciale, et des poignées de main échangées pour sceller un accord.

Il rejoint ensuite les trois curieuses concentrées à partager leurs préférences pour ces breloques qui leur donnaient autant de satisfaction que les diamants, au grand amusement de Duncan.

« Mesdames, avez-vous sélectionné ce que vous voulez emporter dans vos minuscules réticules ? »

Cathleen Vayton – qui possédait tout ce qu’elle pouvait désirer depuis longtemps – choisit deux peignes à cheveux, surtout pour que son fils ait la satisfaction de lui faire un cadeau, aussi modeste qu’il fût. La liste de Melina fut beaucoup plus longue, et aussitôt payée à M. Hildreth. Il était fort probable que ces articles seraient oubliés dans un tiroir de la coiffeuse de la fille Vayton au bout de quelques semaines. Ce fut le premier paquet que Barnabee fut chargé de porter. Ce ne serait pas le dernier.

Quant à Scarlett, il était évident que son amoureux était frustré de ne rien pouvoir lui offrir officiellement. Celle-ci n’en avait cure. Elle se procura auprès du propriétaire le catalogue de l’entreprise, un peu perturbé au début que cette jolie dame parlait affaire comme un homme. Son époux était probablement celui qui ne la quittait pas des yeux…  Mais très vite il n’y pensa plus, sous le charme des jolis sourires et des inflexions douces, même quand elle se mit à discuter prix de vente dégressifs en fonction des quantités achetées… Finalement, le marchand écrivit sur son papier à entête les tarifs avantageux qu’il accepterait de lui concéder en cas d’accord de sa part, en prenant soin d’utiliser un papier carbone pour en garder un exemplaire.

De retour à Atlanta, elle comparerait à tête reposée les marges dégagées éventuellement avec celles d’articles similaires achetés à son grossiste de Paris.

Dans la foulée, Duncan lui désigna un autre fabricant qu’il avait préalablement repéré pour elle, installé quelques mètres plus loin.

Le meuble de magasin était original avec son éléphant en cuir et défenses d’ivoire chapeautant la corniche.

De Grote, New York, fabricant d'objets en ivoire et en celluloïde, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie de 1876. Stereotype pris en 1876 par Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

De Grote, New York, fabricant d'objets en ivoire et en celluloïde, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie de 1876. Stereotype pris en 1876 par Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

De Grote, de New York, fabriquait un nouveau matériau en vogue depuis cinq ans, le celluloïd. Cet agrégat de synthèse fascina Scarlett car il ouvrait un potentiel de nouveaux marchés profitables.

La finition de l’amalgame synthétique était troublante. Elle imitait à la perfection la couleur, la texture et même les stries de l’ivoire. Peu seraient à même d’établir une différence entre une brosse dont le dos était garni d’une fine pellicule de celluloïd avec celle d’une même épaisseur d’ivoire.

Sauf des spécialistes comme Scarlett. Ce genre d’articles ne l’intéressait pas puisqu’elle était fière de proposer les mêmes objets, mais en ivoire véritable et avec le prestige de les avoir importés de France pour sa riche clientèle.

Par contre, son flair infaillible pour détecter les bonnes affaires se concentra sur l’étagère où s’entassaient billes et queues de billard, ainsi que des jeux d’échecs.

Cathleen et Melina ne virent aucun intérêt à s’attarder sur un substitut de l’ivoire auquel elles étaient habituées depuis leur naissance. Duncan connaissait parfaitement leurs goûts et les avait pris en compte dans son « plan ». Il leur conseilla de visiter le fabricant de porcelaines établi à trois stands de là. C’était une distance raisonnable pour garder un air sur elles, même si la présence à leurs côtés de l’imposant Barnabee était la meilleure garantie pour que personne n’ose les importuner. Tranquillisé, il se concentra sur sa « fiancée ».

De semaine en semaine, de jour en jour, de minute en minute, son admiration pour elle grandissait. Ce n’était pas uniquement une attirance physique – même s’il était suffisamment lucide pour admettre que celle-ci en était l’élément central. Jusqu’à lors, il n’avait jamais été mis en présence d’une réelle femme d’affaires. Tout au plus des épouses de commerçants tenant l’échoppe de leur mari, mais sous ses ordres. Quelle force ce petit bout de femme dégage-t-elle ! Sa volonté conjuguée à son intelligence est capable de mettre à mal plus d’un adversaire commercial ou un fournisseur trop gourmand !

Il en fut à nouveau le témoin. Il se plaça à côté de la jeune femme, sans afficher l’intention d’intervenir. Toutefois, la présence d’un gentilhomme vêtu des plus riches étoffes ne passa pas inaperçu pour M. De Grote, comme celle de l’adolescent qui les accompagnait, plongé dans l’observation des échiquiers.

Que le spectacle commence ! C’est un tel plaisir de la voir à l’œuvre ! Alors que Duncan bouillait de fierté, De Grote fut déboussolé car il ne comprenait pas comment cette charmante dame pouvait mener une discussion d’affaire alors que son mari, le chef de famille se mettait en retrait… Quelle étrange évolution des mœurs ! La surprise passée, il fut transporté dans un tourbillon de séduction et de fossettes, d’interrogations techniques, d’exigence d’exclusivité de revente sectorielle, de prix en gros et de délais de fabrication. 

Un bon de commande fut rempli, des formules de paiement acceptées, et des dates de livraison à Atlanta planifiées. La tractation commerciale se conclut par le symbolique baisemain à une jeune dame redevenue la quintessence du charme plein de retenue conforme à son rang social.

A la satisfaction du marchand, le cours normal des traditions reprit quand le « mari » fit l’acquisition du plus bel échiquier de l’étalage.

Pendant que chaque élément était soigneusement emballé, Scarlett s’insurgea à voix basse, car elle avait compris que l’achat était destiné à Wade. Duncan répondit laconiquement – et logiquement – que ses deux enfants avaient contribué au spectacle enchanteur du défilé de mode. Il était donc cohérent de les gratifier pour leur participation à la Mode Duncan. Scarlett finit par accepter. S’il s’était s’agit d’un échiquier en ivoire, un cadeau d’une telle valeur aurait été plus problématique à justifier.

En s’éloignant du stand de celluloïd, la propriétaire de la Boutique Robillard exulta : «Quelle judicieuse idée de m’avoir fait découvrir ce fabricant ! Je vais étendre ma clientèle aux maris qui accompagnent leurs épouses en leur vendant des échiquiers et des billes de billard. A mon retour, je vais inclure ces articles dans mon catalogue publicitaire afin de faire savoir que leurs prix défient toute concurrence avec les billes et queues en ivoire. Puisque j’ai obtenu l’exclusivité pour la Georgie, voici une belle perspective de profits à venir !»

Il la félicita avec enthousiasme – en me mangeant des yeux, s’en réjouit Scarlett.

A leur retour auprès de Cathleen et Melina, ils les surprirent un peu en retrait du stand de porcelaines en pleine conversation animée, mais néanmoins feutrée comme il seyait aux dames de la bonne société. La tension était perceptible. 

Il s’interposa : « Qui y a-t-il, Mère ? Puis-je vous aider ?»

En soupirant, la veuve Vayton le prit à témoin : «Ta sœur s’est mise dans l’idée d’acheter un service de table complet en porcelaine pour sa future maison de jeune mariée. Je me fatigue à lui rappeler qu’acquérir un ensemble aussi important destiné à garnir la table de réception des nouveaux époux est symbolique et doit avoir l’aval de son fiancé.»

Melissa tenta de plaider auprès de son frère pour qu’il prenne son parti : «Pourquoi devrais-je attendre ? Ces motifs d’oiseaux posés sur de fines guirlandes sont délicieux. Je suis certaine qu’Alexander les adorera également.»

Duncan dodelina légèrement de la tête pour signifier son agacement : « Petite Sœur, on t’a suffisamment enseigné les droits et les devoirs des épouses, ainsi que les mœurs de notre monde pour que tu admettes qu’il te faille demander préalablement l’accord de celui qui sera le chef du foyer – même si, en l’occurrence c’est moi qui te l’offrirai. Je ne doute pas un seul instant qu’Alexander Dean agréera à tous tes désirs. Du peu que j’ai pu en juger, il les préviendra, et j’ai bien peur qu’il te passera tous tes caprices. Mais il y a un formalisme  auquel l’élite à laquelle nous appartenons doit se plier.»

« Duncan… » Melissa tenta plus faiblement de se rebeller, mais c’était peine perdue.

« Voilà ce que je te suggère : nous allons prendre le catalogue du marchand. Notes-y les références et dénominations des articles avec leurs prix. Lorsque tu reverras ton Alexander, montre-lui, et fais-lui croire que c’est à lui de prendre la décision. Il sera flatté et je passerai commande pour toi aussitôt. Cela te convient ? »

Vaincue pour cette proposition de bon sens, Melina accepta sans plus broncher.

Scarlett avait observé toute la scène. Heureusement qu’elle n’avait jamais été placée dans une situation de soumission avec ses trois maris. Frank avait bien essayé au tout début de leur mariage, mais il avait flanché au premier froncement des sourcils de son épouse. Quant à Rhett… Rhett était différent. Même par rapport à Duncan. Rhett avait représenté la liberté….

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Heureux, Rhett Butler rit dans Autant en Emporte le Vent, (Clark Gable)

Heureux, Rhett Butler rit dans Autant en Emporte le Vent, (Clark Gable)

 

Mardi 20 juillet 1876, en fin d’après-midi, à bord du paquebot Ville de Bordeaux, sur l’Océan atlantique

 

La bouteille était à moitié vide. Heureusement qu’il s’était assoupi, sinon il l’aurait bue en entier. Il se leva, vérifia sa mine dans le petit miroir, et mit sa veste. Il avait beau être en Première Classe, il n’en demeurait pas moins que la couchette et l’espace étaient exigus.

Hors de question que je me laisse aller à me lamenter sur ce rafiot pendant des jours ! Du travail m’attend à Paris. Ensuite, seulement après, je m’occuperai d’une certaine recherche… Rien de mieux qu’une partie de cartes pour me ragaillardir...

Le salon réservé aux hommes était animé. Des gentlemen pédants pontifiaient sur les actualités mondiales, chacun rivalisant pour afficher ses connaissances géopolitiques ; d’aucuns discourraient platement de météorologie ou d’autres sujets anodins ; quelques-uns s’isolaient dans la lecture d’un journal ;  d’autres encore s’exprimaient de manière plus loquace, à grands renforts de rires et de gestes.

Les seuls dénominateurs communs à cette réunion cosmopolite étaient la consommation d’alcools et de cigares de qualité, et les jeux de cartes. Car on se trouvait dans une véritable Tour de Babel miniature.

Les consistantes connaissances linguistiques de Rhett avaient bien sûr été acquises de par son éducation et ses études à West Point. Elles avaient été largement enrichies par sa vie de nomade parcourant le monde. Il s’amusa à deviner le nombre de langues étrangères parlées dans ce cercle de qualité - pas moins de huit à sa connaissance  -, en y ajoutant des références littéraires : la langue de Shakespeare en majorité évidemment avec son éventail de spécificités américaines, britanniques, irlandaises… ; le français de Molière, l’allemand de Goethe ; l’italien de Dante, le portugais de Camoes…

Désœuvré, il poussa même la subtilité à détecter les nuances d’accents parmi les trois personnes se tenant un peu à l’écart : Quel drôle d’aréopage ! Le plus vieux prononce le portugais avec un accent germanique ou d’un pays nordique. L’adolescent utilise plutôt le brésilien, si j’en juge à l’accentuation des voyelles. Le troisième, à l’accoutrement excentrique, mélange le français avec des brides de portugais ou de brésilien ; quoiqu’il soit difficile d’en juger car il est à peine intelligible. Voilà de quoi m’intriguer… Je vais les inviter pour en savoir d’avantage. Peut-être réussiront-ils, le temps d’un verre, à me distraire de ce damné Philadelphie ?

 

ooooOOoooo

Mardi 20 juillet 1876, en fin d’après-midi Main Building, Fairmount Park, Philadelphie,

«Je vous propose, Mesdames, de faire quelques pas supplémentaires jusqu’à notre prochaine halte, avant de vous reposer quelques minutes. Je peux d’ores et déjà vous assurer que vous allez être éblouies ! »

Sur leur passage, ils découvrirent un fabricant de prêt-à-porter féminin, établi à Philadelphie. Ils ne perdirent pas leur temps car il suffit de trois minutes à Scarlett pour conclure que la qualité de ces vêtements était pitoyable en comparaison de sa gamme de Johnson Ready-to-Wear.

Comme la plupart des visiteurs, ils étaient tant absorbés à fixer les étalages à droite et à gauche qu’ils ne l’aperçurent qu’au dernier moment. Et pourtant…

La fontaine en crystal, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie de 1876, Fairmount Park, Philadelphia, Penn. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

La fontaine en crystal, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie de 1876, Fairmount Park, Philadelphia, Penn. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

«Eblouissant ! » « Quelle beauté ! » Cathleen, Melina et Scarlett furent à court d’expression pour exprimer leur émerveillement. Même Prissy et Barnabee, obligés de par leurs fonctions à ne pas intervenir dans les distractions de leurs employeurs, se joignirent à Wade et Ella pour souffler en cœur un laconique « Oh ! » de surprise.

A l’intersection de plusieurs allées, une fontaine de plus de cinq mètres de haut s’élevait majestueusement. Sans qu’il ait besoin de lire le petit guide, Duncan donna à son auditoire un descriptif précis : « Ce chef d’œuvre est entièrement constitué de prismes de cristal taillé »

« On dirait que des milliers d’arc-en-ciel s’échappent de la fontaine.» Ella devenait de plus en plus perspicace, à la satisfaction de sa mère.

Duncan la félicita : « Tu as raison. Au moindre rayon de soleil traversant la verrière, ces milliers de facettes captent la lumière et se démultiplient à l’infini. » Comme les trois femmes étaient muettes d’admiration, il continua de parler : « Il y a cent-vingt becs de gaz dissimulés qui, en fin de journée, transforment les gouttes d’eau et les prismes de cristal en un gigantesque feu d’artifice. »

La fontaine en crystal, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie de 1876, Fairmount Park, Philadelphia, Penn. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

La fontaine en crystal, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie de 1876, Fairmount Park, Philadelphia, Penn. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

Un puits trônait au milieu du bassin octogonal entouré de quatre lampadaires, eux aussi en cristal. «Vous voyez la Statue de la Liberté au-dessus ? D’après le guide, c’est la plus grande sculpture en cristal jamais réalisée à ce jour. »

 L’émotion causée par un monument aussi féérique, et probablement un début de fatigue, avaient rendu les dames peu loquaces.

« Mère, Scarlett, Melina et Ella, reposez-vous sur un des nombreux bancs. Heureusement, malgré la foule de cet après-midi, j’en vois un qui vient de se libérer. Entre-temps, Wade, Prissy et moi allons chercher de quoi vous désaltérer à la fontaine à soda. »

Fontaine à Sofa, Tuft Artic Soda, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876 - Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)
Fontaine à Sofa, Tuft Artic Soda, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876 - Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

Fontaine à Sofa, Tuft Artic Soda, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876 - Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography à Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

Ces appareils étaient nombreux à l’intérieur des halls et autour des monuments dispersés dans les allées de Fairmount Park. Chaque fabriquant déployait des prouesses d’ingénuité et d’originalité pour associer le gigantisme de ces meubles fait de bronze, marbre ou fonte, avec la garantie de fournir la pureté de l’eau gazeuse et des sirops servis sur les comptoirs. La plupart des fontaines à soda installées dans les halls, qui avaient pour finalité d’être vendues à des entreprises ou des magasins, étaient aussi fonctionnelles sur le site et proposaient aux visiteurs, pour quelques cents, un verre réfrigéré avec le sirop de son choix.

Pendant qu’ils attendaient que leur commande soit servie, Wade en profita pour réitérer ses remerciements à Duncan. « Cela faisait si longtemps que j’en rêvais ! Mon beau-père – enfin, Rhett Butler m’avait promis de m’en acheter un quand je serais plus grand, mais… il est parti… »

Duncan sentit le durcissement dans la voix et sur les traits de l’adolescent.

« Il est parti » : Duncan se réjouit intérieurement : Bon débarras. Et surtout qu’il ne s’avise pas de revenir ! Il s’astreint de faire un commentaire, mais posa la main sur l’épaule du jeune garçon pour lui montrer qu’il comprenait que Rhett Butler l’avait trahi, même pour l’achat d’un simple échiquier.

Les boissons rafraichissantes furent acclamées et grandement appréciées, y compris par Barnabee et Prissy. Dès qu’Ella eut vidé son verre, Duncan s’empara de sa main, à la surprise de sa mère, pour la conduire à l’étape suivante, celle qui lui était presque exclusivement destinée. Il invita également Wade à les suivre.

De leur banc, mère, sœur et fiancée secrète les observèrent. A quelques pas d’elles, une grande banderole surmontant deux gigantesques vitrines annonçait  « Le Coin des Enfants ».  En effet, des enfants, tenus fermement par leurs mères ou leurs nounous, se collaient aux parois. En fait, ils devaient lever les yeux au ciel tant leur taille était ridicule en comparaison de la hauteur des meubles.

Le Coin des Enfants, exposition de poupées, par le fabricant Fox,Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie 1876.

Le Coin des Enfants, exposition de poupées, par le fabricant Fox,Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie 1876.

 

Duncan choisit le meilleur angle afin que la fille de Scarlett puisse inventorier, bouche-bée, les dizaines de poupées de toutes tailles. Les plus magnifiques étaient en délicate porcelaine ; les autres plus abordables avaient la tête en papier-mâché et le corps en chiffon. Toutes étaient habillées de robes aussi somptueuses que « les grandes dames des châteaux ». Il y avait aussi des bustes avec les têtes coiffées de vrais cheveux, qui feraient les délices des petites coiffeuses en herbe.  

Pendant que sa sœur commentait avec volubilité chaque modèle à leur nouvel ami, Wade s’arrêta devant une vitrine conforme à son âge. Sa mère et l’Oncle Henry lui avaient acheté quelques articles du fabriquant Althoff Bergmann, de New York. Chaque pièce – soldats, chevaux ou véhicules – était un régal de miniaturisation, à une échelle suffisamment importante pour qu’elle soit quasiment considérée comme une œuvre d’art. La plupart étaient élaborées en fer creux ou en fonte, puis repeintes au plus proche de la réalité. Elles avaient en fait autant un intérêt historique que ludique.

Jouets, par Althoff Bergmann and Co, New York : vitrine avec voitures de pompier, chevaux, chariots, et soldats. Main Exhibition Building, Philadelphia Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

Jouets, par Althoff Bergmann and Co, New York : vitrine avec voitures de pompier, chevaux, chariots, et soldats. Main Exhibition Building, Philadelphia Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

Ella confia son indécision à Duncan : « Vraiment, vous êtes certain que je peux choisir une poupée ? Je devrais peut-être demander l’autorisation à Mère, même si je ne suis pas certaine qu’elle accepte. »

«N’aie aucune inquiétude. Je lui ai dit que c’était pour te remercier d’avoir si bien joué ton rôle de Princesse d’Atlanta. Choisis la plus belle poupée qui te fait rêver. »

Elle vérifia néanmoins en direction de Scarlett, mais celle-ci n’eut aucun mouvement de mauvaise humeur. Alors timidement elle désigna une poupée d’au moins soixante-dix centimètres, aux longs cheveux noirs et aux yeux en sulfure verte. Duncan rit doucement car il y avait une ressemblance certaine entre le petit mannequin et la véritable Scarlett : « Très bon choix, Princesse d’Atlanta.»

La poupée soigneusement emballée fut confiée à Barnabee qui était en charge de trois paquets maintenant.

« Il nous reste une petite heure. Seriez-vous disposées à continuer notre déambulation ? »

Elles se levèrent avec enthousiasme et énergie à la recherche de nouveaux trésors.

« Longeons les parties latérales car elles sont attribuées aux Etats étrangers. Ne vous inquiétez pas, vous n’allez pas vous épuiser à visiter tous les pays du monde. J’en ai sélectionné quelques-uns qui vont vous plaire, en vous évitant le moins de marche possible. Allons directement au pavillon du Royaume-Uni.»

Dans le Main Building comme dans les trois autres halls d’exposition, les pays étrangers avaient leurs propres pavillons regroupant différents stands célébrant leurs plus belles productions nationales.  

Il aurait fallu être aveugle pour ne pas remarquer la présence de l’Empire britannique en passant devant la monumentale bâtisse de dix mètres de hauteur, à l’architecture conforme aux goûts de la fin du XIXe siècle : c’était un éloge au fer forgé et à la fonte, où des florilèges de feuillages et de fleurs avaient été soudés, des auvents garnis de festons de dentelle moulés dans de la fonte, et où des balustrades étaient gardées par deux sculptures géantes. Un chef d’œuvre d’architecture en hommage à la ferronnerie d’art en vogue à cette période.  

Entrée du Pavillon de Grande-Bretagne, maison ornementale en fer forgé, par Barnard Bishop England. Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

Entrée du Pavillon de Grande-Bretagne, maison ornementale en fer forgé, par Barnard Bishop England. Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

Pourtant, ni Scarlett ni les Vayton ne s’y attardèrent. Ils se dirigèrent directement vers l’enseigne Elkington, prestigieux fabricants d’argenterie et d’orfèvrerie.

La jeune Georgienne fut insensible aux manifestations de plaisir de Cathleen et Melina devant un vase. Celles-ci avaient des étoiles dans les yeux en lisant qu’il avait fallu six ans de travail au sculpteur pour composer ce « Triomphe de la Musique et de la Poésie ».

Le triomphe de la Musique et de la Poésie, Elkington & Co. England, . Pavillon de Grande-Bretagne, Main Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

Le triomphe de la Musique et de la Poésie, Elkington & Co. England, . Pavillon de Grande-Bretagne, Main Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

Scarlett eut la politesse de s’arrêter une seconde et se déplaça vers une autre vitrine pour jeter son dévolu sur un petit miroir fait d’or et d’argent. Deux statues soutenaient l’encadrement, incarnant deux sculpturales déesses gréco-romaines, partiellement voilées, - ou partiellement nues - et entourées de chérubins.

Miroir en or et argent, orné de deux déesses, d'enfants et de chérubins, créé par la compagnie Elkington & Co. England  Pavillon de Grande-Bretagne, Main Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

Miroir en or et argent, orné de deux déesses, d'enfants et de chérubins, créé par la compagnie Elkington & Co. England Pavillon de Grande-Bretagne, Main Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

Duncan, toujours à l’affut, s’approcha et lui murmura, alors que les deux femmes Vayton continuaient de commenter entre-elles la qualité du vase Helicon : « Je vous imagine, assise devant la coiffeuse de notre chambre à coucher, la chevelure libérée, vêtue – à peine comme ces déesses – d’un déshabillé drapé. Je n’ai qu’une hâte, celle de contempler dans cet innocent miroir le reflet de vos épaules nues, votre poitrine de plus en plus dégagée…, de plus en plus… »

Scarlett O'Hara, épaules dénudées, Autant en Emporte le Vent (Vivien Leigh)

Scarlett O'Hara, épaules dénudées, Autant en Emporte le Vent (Vivien Leigh)

 

Scarlett rougit fortement. En public, à quelques mètres de sa famille et de mes enfants… Perd-il la tête ? Mais des frissons troublants coururent le long de son échine. S’il suffit au beau Duncan de me suggérer une image pour que mon corps réagisse si promptement….     

Elle alla rejoindre ses deux nouvelles amies. Duncan resta quelques instants supplémentaires devant le miroir précieux, puis disparut à l’intérieur du stand de la Compagnie anglaise.

En son absence, elles s’avancèrent vers un grand étalage de tissus. Une gamme de soies pour rideaux de la Maison Morris inspira Cathleen : « Ils seraient parfait pour rajeunir les fenêtres du rez-de-chaussée de Soft South. »

A peine avait-elle exprimé son souhait que son fils, qui venait enfin d’achever sa discussion avec Sieur Elkington, se pencha vers elle : « Excellente idée, Mère. Nous calculerons le métrage nécessaire – qui, en considérant le nombre de salles impliquées, sera astronomique ! » Son sourire affectueux montrait qu’il se moquait de la dépense future induite. « Je vais m’entretenir immédiatement avec ce fabriquant, et lui demanderai de vous donner une série d’échantillons de couleurs et de motifs afin que vous fassiez votre choix en toute quiétude. Il les livrera à l’hôtel.»

Scarlett observait la scène. Cela confirma l’impression que le fils d’Aymeric Vayton était aux petits soins pour sa famille et prévenait le moindre de leurs désirs. Il a commencé à en faire de même avec moi et mes enfants…. Un pincement au cœur désagréable vint lui rappeler crûment qu’un autre avait fait montre d’une générosité extravagante pendant des années… Non ! C’est le passé ! Je mérite de me laisser gâter par celui qui exprime, lui, une sincère générosité de cœur

Il les entraîna au pavillon suivant. « Mesdames, voici notre dernière étape de la journée ! »

Comme tous les autres pays, celui-là avait pavoisé l’entrée de son périmètre réservé avec des drapeaux. Au-dessus d’eux, accrochée suffisamment haut afin qu’elle soit vue au loin, une enseigne de trois mètres annonçait fièrement : « Russie ».

Pavillon de Russie, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

Pavillon de Russie, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

Les richissimes Charlestoniens se fondirent naturellement dans l’univers opulent de l’Empire russe qui avait décidé de faire découvrir aux citoyens américains sa puissance par la représentation la plus importante de l’exposition après le Royaume-Uni.

L’effet que prévoyait leur « guide » fut réussi : chaque personne de son groupe trouva de quoi se délecter.

Melina et Scarlett furent captivées par deux vitrines interminables de fourreurs originaires de St. Pétersbourg. Elles virevoltèrent de l’une à l’autre, en se retenant de ne pas coller leur visage contre les parois pour mieux approcher les luisantes pelisses et manteaux doublées de soies écarlates.

Ella, qui une fois de plus avait échappé aux soins de Prissy pour se placer à côté de sa mère, lui agrippa fortement la main, au point que celle-ci lui fit comprendre, par un froncement de sourcils, de relâcher son emprise. Mais, comment ne pas être à la fois fascinée et craintive quand des bêtes sauvages menaçaient de vous dévorer ? Panthères et ours, suspendus au-dessus des hautes étagères, s’apprêtaient à sauter sur elle en particulier. Certes – s’avoua la petite fille – leurs peaux étaient aplaties, mais néanmoins leurs têtes étaient bien complètes, et leurs mâchoires béantes montraient leurs crocs acérés, alors que les fentes de leurs yeux la surveillaient. Il y avait même un ours - Ella fit une brève prière pour qu’il soit empaillé -, qui se tenait bien droit sur deux pattes. Même si sa mère allait la gronder, elle préféra chercher la protection au plus près de ses jupes.

Fourrures de Grunwald, Russie, Pavillon de Russie, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

Fourrures de Grunwald, Russie, Pavillon de Russie, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

Qui d’entre-elles demanda en premier à essayer une toque ? Le fourreur russe, habitué à la clientèle aristocratique de St. Pétersbourg, avait immédiatement détecté la puissance financière des dames, ou plutôt du gentleman qui les accompagnait. D’un signe de tête de ce dernier, il ouvrit grand les portes de son meuble d’exposition et obéit docilement aux ordres de Scarlett et de Melina.

 Cette dernière poussa Cathleen à se mêler au jeu. Les trois imitèrent alors une joyeuse sarabande féminine : étoles, manchons et toques, fourrées de vison, panthère des neiges ou léopard, furent essayées et admirées à travers deux psychés plein pied.

Duncan se mit à rêver. La voir afficher une telle proximité avec Melina et Cathleen signifiait qu’elle s’intégrait de plus en plus dans sa famille, et que celle-ci l’accueillait à bras ouverts. Même si Scarlett avait insisté pour garder leur engagement secret, elle s’acheminait de plus en plus vers l’étape où leur union serait scellée. La menace à peine voilée dans l’attitude glaciale de son voisin du 9 East Battery ne pourrait rien y changer.

Quant à la petite Ella… Duncan exigea du fourreur qu’il sorte son plus beau chapeau en soie pour enfant garni d’une fine fourrure blanche. Très discrète néanmoins pour ne pas impressionner les autres enfants de la bonne société d’Atlanta.

La petite fille se crût à Noël. Le monsieur de Charleston l’avait déjà tellement gâtée avec sa poupée ! Et maintenant ce joli chapeau… Après avoir vérifiée que sa mère n’opposait pas son véto, elle le remercia et osa l’enlacer timidement. Le sourire qu’il lui retourna fut son troisième cadeau.

Les minutes s’écoulaient et il y avait encore deux points d’attraction à voir dans le pavillon russe. Il signala la fin de la partie : «Gentes Dames, avez-vous fixé votre choix ?»

Fille et mère sélectionnèrent une étole et un chapeau. Très élégants et sans ostentation, comme l’exigeait leur statut.

Après avoir opté pour un manchon, Scarlett essaya à nouveau une étole en panthère des neiges. Fine et légère, et qui lui siérait à ravir lorsqu’elle irait au théâtre. Elle fit un signe au commerçant pour payer ses achats et le chapeau de sa fille.

Son fiancé officieux intercepta aussitôt sa demande. Il n’en pouvait plus que les conventions la privent de la gâter comme elle le méritait. Alors, cette fois-ci il résista. Prenant sa famille à témoin, il lui imposa sa décision : «Scarlett, vous avez sauvé mon défilé en acceptant au dernier moment de remplacer mon mannequin accidentée. Qui aurait incarné «Foudre de Georgie » sans votre intervention ? Acceptez que je vous remercie par ce modeste cadeau pour vous et votre fille, au nom de La Mode Duncan. Dites « oui » ! »

La muse officielle du Prince de la Mode ne pouvait évidemment pas lui rappeler en public que la présence du seizième modèle n’avait été qu’un mensonge prémédité pour la piéger. De plus, Cathleen et Melina se joignirent à lui pour la supplier d’accepter. Même si Scarlett pouvait désormais se payer de temps en temps une petite « folie », elle en fut flattée, fidèle au souvenir de la jeune femme comblée d’attentions - et de cadeaux, ces derniers ayant été procurés par un seul homme que son cerveau refusa de nommer.

Les emplettes payées, Duncan demanda à ce qu’elles soient livrées à son varnish, à la gare jeudi à 19H30, au soulagement de Barnabee qui avait suffisamment de sachets à porter.

En ayant planifié leur arrêt au Pavillon Russe, il savait qu’un rayon serait utile à son activité de styliste. Il ne fut pas déçu lorsqu’il se déplaça devant un meuble où des brocards étaient suspendus sur toute leur longueur. Il tint à partager ses réflexions avec Scarlett : «Vous qui appréciez en spécialiste du textile la complexité et les semaines de travail qui ont été nécessaires pour arriver à une telle perfection, admirez ces soutanes, aubes, étoles, chasubles et capes d’apparat !»

Les velours et soies aux tons rouge sang, pourpre et noir étaient surchargés d’arabesques, de fleurs, d’oiseaux, de croix et de calices, brodés à l’antique avec une orgie de fils d’or et d’argent.

« Toute la richesse des Eglises Catholique et Orthodoxe millénaires est symbolisée dans ces ornements. Je vais acheter celui-ci, celui-là » – il les désignait en même temps – «afin que Blanche et ses couturières étudient cette technique particulière d’incrustation et de broderie. Quant à moi, je vais m’inspirer de ces motifs qui exaltent la croyance en une puissance divine pour insuffler un parfum mystique et profane à certaines robes d’une de mes prochaines collections. »

Son intelligence est si fine qu’il détecte le plus petit détail pour en tirer parti et renforcer sa position. Une tactique qu’il tente d’appliquer pour me posséder… Une impression dérangeante la troubla brusquement – si légère qu’elle avait la consistance d’un nuage assombrissant furtivement le ciel, et qui s’évanouit aussitôt. Puis elle l’oublia.

« Permettez-moi de vous laisser un instant. Je vais m’entretenir avec le vendeur. Il est probable qu’il ne voudra pas se déposséder de ces deux pièces emblématiques de son art avant la fin de l’exposition en octobre. »

Scarlett alla rejoindre Cathleen et Melina sur un stand d’orfèvrerie russe, où les pierres précieuses protégées dans une vitrine aux verres renforcés avaient toute l’apparence des bijoux appartenant personnellement à l’Impératrice de Russie. Ella quitta une nouvelle fois la garde de Prissy pour s’approcher de sa mère et de toutes ces boites qui brillaient comme des étoiles.

Pavillon de Russie, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

Pavillon de Russie, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

Pendant que sa mère et les dames Vayton étaient absorbées par des articles purement féminins, Wade en profita pour étudier avec méticulosité la section consacrée aux armes et uniformes militaires de l’Empire russe. Heureusement pour les contemplateurs comme lui, chaque objet était commenté sur des chevalets informatifs.

Mais rien ne valait la présence d’un expert et il fut heureux lorsque Duncan le rejoignit. Le héros de la Guerre de Sécession répondit avec plaisir à ces questions concernant la grande variété d’armes à feu. Il expliqua patiemment les subtilités entre les différentes lames, dagues, épées et même celles appelées poignards de Damas. « Demain après-midi, quand « nos » dames feront une petite sieste, je te montrerai, si tu le veux, le pavillon des armes américaines. »

Cette proposition ravit le fils de feu Charles Hamilton parce que l’ami de sa mère était sans aucun doute un des spécialistes les plus érudits en matière d’armement.

Mais alors, pourquoi cette sensation étrange qu’en reconnaissant les talents de Duncan Vayton il faisait montre d’ingratitude envers quelqu’un d’autre : l’Oncle Rhett ? Non ! Rhett Butler. Avec nostalgie, il se rappela avec quel plaisir son ancien beau-père avait commenté, pour lui exclusivement, l’exposition sur les uniformes et les armes de la Guerre de Sécession ; cette journée du 4 Juillet à Atlanta où ils avaient provisoirement reformé une famille tous les quatre – sans sa petite sœur Bonnie. Pourquoi avait-il l’impression de le trahir, lui qui les avait lâchement abandonnés tous les trois ? De toutes ses forces, il chassa ses scrupules ridicules. Demain, il profiterait avec plaisir de la compagnie du héros de guerre.

« Avant de reprendre la route, allons nous désaltérer au Café Leland que vous distinguez au bout de cet allée.» Il s’adressa à Barnabee en lui donnant quelques pièces de monnaie: «Emmène Prissy avec toi et payez-vous un verre de soda. Nous vous rejoindrons dans quelques minutes. Vérifie que nos deux cochers sont bien garés à l’entrée du hall. Et profites-en pour te libérer de ces paquets encombrants. J’ai bien peur que tu sois aussi chargé demain ! »

Ils s’apprêtaient à enfin quitter le pavillon russe quand Melina s’arrêta une table d’appoint au plateau en marbre d’un bleu intense. L’enseigne, au nom de Hoessrich & Woerffel, de Saint-Pétersbourg, vantait : «Les pierres précieuses de Russie dans votre salon

Hessrich and Woerffel, St Pétersbourg : tables et urnes faites en minéraux, pierres ou marbre, et échantillons de pierres, Pavillon de Russie, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

Hessrich and Woerffel, St Pétersbourg : tables et urnes faites en minéraux, pierres ou marbre, et échantillons de pierres, Pavillon de Russie, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

Les trois femmes furent surprises de voir une telle profusion de minéraux différents transformés en urnes gravées de fleurs, des consoles en bronze aux plateaux veinés, ou encore des manteaux de cheminées sculptés avec leurs garnitures d’horloges et de candélabres. Dans leur univers, de tels objets d’art faisaient partie de leur quotidien. Néanmoins, leur profusion et la diversité des minéraux employés sortaient de l’ordinaire : le jaspe rouge, la malachite verte, le lapis-lazuli bleu, et bien d’autres pierres inconnues, avaient été transformés, taillés, sculptés et polis afin que ces tons vifs s’incorporent avec goût dans l’ameublement classique et élégant des demeures de qualité.

Fairmount Park allait bientôt fermé. Duncan alla demander au commerçant de lui fournir un catalogue afin qu’ils puissent faire leur choix à tête reposée. Il passa devant un alignement de pierres brutes destinées à expliquer leurs provenances et leurs aspects naturels avant domestication par l’Homme. Il y en avait trois ou quatre de grandes tailles entourant des petits échantillons posés sur une table.

Les trois femmes le virent s’arrêter et saisir une des pierres, ou plutôt, un gros caillou d’une dizaine de centimètres de diamètre. Il avait été fracturé en son milieu pour mieux en faire connaître sa composition. De la malachite. A l’intérieur de son écorce terne et rugueuse, des veines, d’un vert clair comme l’herbe du printemps, avaient l’apparence d’avoir été laquées tant elles étaient lisses au toucher.

Malachite.

Malachite.

 

Scarlett, qui se tenait à quelques mètres de lui, fut intriguée par son comportement.

La tête baissée, il tenait le caillou à deux mains, comme si celui-ci était une trop lourde charge pour un homme aussi bien charpenté que lui. Des mains qui, à la grande surprise de Scarlett, se mirent à trembler.

Elle essaya d’attirer son attention en l’appelant pour vérifier qu’il allait bien. Il releva la tête, et la fixa intensément. Ses prunelles, d’ordinaires si limpides comme l’eau de source reflétée par un ciel bleu, étaient recouvertes d’un voile trouble. Ses yeux étaient plongés dans les siens, mais il ne la voyait pas.  

Scarlett en fut déboussolée car elle n’avait pas l’habitude qu’on lui renvoie la sensation d’être « transparente », une part négligeable qui n’existait pas pour celui qui était en face d’elle...

Sans un mot, il se replongea dans la contemplation hypnotique de la pierre brute, suivant d’un doigt tremblotant les sinuosités, creux et bosses des cristaux à l’aspect de l’émeraude. Ses phalanges se raidirent en son centre, là où le vert était plus profond, sombre, presque noir comme les ténèbres…

La pierre lui échappa des mains et se fracassa sur le plancher du pavillon. Sans grand dommage, avec seulement quelques brisures sur les arêtes et un émiettement de l’écorce partiellement partie en poussière.

Le bruit de la chute eut l’effet immédiat de le sortir de son étrange léthargie. Il inspecta ses mains vides, puis le caillou endommagé sur le sol ; ensuite le commerçant qui venait constater les petits dommages, Scarlett qui haussait les sourcils de surprise, sa sœur qui manifestait le même étonnement, et sa mère qui était devenue soucieuse.

D’une voix dure et inusitée, il s’adressa au fabricant : «Je vous paierai ce caillou. Dites-moi le prix de cette pierre. » Et il désigna ce qui s’apparentait plutôt à un rocher par sa taille.

M. Hoessrich répondit avec hésitation car il était impressionné par la brusquerie soudaine de l’Américain en face de lui, alors que quelques minutes auparavant celui-ci incarnait le summum de la civilité du gentleman : «Cette malachite unique par sa taille et son poids remarquable – presque 500 kilos – n’est pas à vendre. Elle figure ici à titre de démonstration comme la pièce maîtresse de notre Entreprise. Je peux vous proposer… » D’une main, il désignait déjà une autre malachite, mais du quart de la taille. 

Hessrich and Woerffel, St Pétersbourg, spécialiste en minéraux, notamment en malachites, Pavillon de Russie, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

Hessrich and Woerffel, St Pétersbourg, spécialiste en minéraux, notamment en malachites, Pavillon de Russie, Main Exhibition Building, Centenaire de Philadelphie en 1876. Stereotype pris en 1876 par le Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

L’héritier de l’empire Vayton le coupa sèchement et, de la voix implacable du milliardaire à qui on ne refuse jamais rien, il asséna : « Je vous en donne 10.000 dollars. (*7) Voici mon carte. Donnez-moi vos informations bancaires. Vous recevrez dès demain, par l’intermédiaire du Centennial National Bank, un télégramme de ma banque vous confirmant mon ordre de virement sur votre compte. (*8) Faites-la livrer après-demain à 19h30 dans une caisse appropriée à la gare de Philadelphie. Mon employé vous attendra pour que vous la déposiez dans le varnish de Vayton Limited.»

Le Russe resta sans voix. Tant d’argent ! Evidemment que pour cette somme il était d’accord pour vendre cette pierre. Quelle aubaine ! Sans même s’en rendre compte, il fit le geste de vouloir ramasser la petite pierre de malachite fracturée.

« Non ! » La voix glaciale l’en empêcha. « Ajoutez son prix à la facture. J’y tiens. Et jetez-là immédiatement.»

L’aristocratique Duncan Vayton, qu’on citait en exemple, par-delà la Caroline du Sud, pour la perfection de ses bonnes manières, envoya rouler, d’un coup de pied brutal l’anodin caillou qui avait provoqué son ire incompréhensible. Impassible, il suivit sa course jusqu’à ce qu’elle atterrisse dans l’allée – heureusement sans qu’elle touche un passant. Puis il détourna son regard.

Duncan Vayton, dans le roman The Boutique Robillard) - (En réalité Michel le Royer dans Le Chevalier de la Maison Rouge)

Duncan Vayton, dans le roman The Boutique Robillard) - (En réalité Michel le Royer dans Le Chevalier de la Maison Rouge)

 

Comme si rien ne s’était passé, son beau visage avenant réapparut. Le masque de la rage froide avait disparu. A moins qu’il ait été remplacé par un autre masque…

Jamais M. Hoessrich ne rédigea une facture aussi rapidement. Pour obéir strictement à ses ordres – même s’il trouvait cela ridicule au vu des dix-mille dollars déboursés, il ajouta la modique somme de 20 dollars correspondant au prix de la petite malachite responsable de l’achat impulsif de l’Américain.

A l’instar de la famille de Duncan, Scarlett avait observé la scène en silence. La somme annoncée était folle, certes. Mais elle commençait à avoir une idée claire des moyens financiers exorbitants de son fiancé. Par contre, ces traits durs… ces mâchoires serrées… ces ordres délivrés froidement… cette force irrépressible capable de soumettre toute volonté à la sienne, de briser des blocus…. Rhett ! Derrière la façade souriante de Duncan Vayton, elle venait d’entrapercevoir une autre facette, celle d’un homme aussi implacable que Rhett Butler….

ooooOOoooo

 

20 juillet 1876, 18h30, Continental Hotel, Chestnut Street, Philadelphie, Pennsylvanie

L’hôtel Continental faisait le coin entre Chestnut Street et Ninth Street. Avec ses sept-cents chambres sur six étages, c’était un établissement renommé et le plus moderne de Philadelphie.

Continental Hotel, Chestnut Street, Philadelphie, Pennsylvanie. Milieu des années 1860/1870;

Continental Hotel, Chestnut Street, Philadelphie, Pennsylvanie. Milieu des années 1860/1870;

 

« Enfin ! J’ai hâte de me rafraîchir et d’étrenner la jolie robe de soirée achetée pour ce petit voyage ! » Melina exprima le sentiment général. Elles étaient impatientes de se déchausser car, même si Duncan avait judicieusement tracé leur itinéraire au sein du Main Building afin de leur éviter des pas inutiles, la fatigue commençait à se faire sentir.

Wade et Ella, et même Scarlett, marquèrent un temps d’arrêt, impressionnés par l’aspect grandiose du hall de réception.

Des lustres en pampilles de cristal faisaient chatoyer l’acajou blond des boiseries et le brocart des sièges. Tout transpirait le luxe destiné à une clientèle raffinée. Il suffisait de regarder droit devant : un escalier monumental en marbre aux grosses veines rouges tranchait avec celui immaculé qui recouvrait toute la surface du hall.

Duncan, qui revenait du lobby pour récupérer les clés des deux suites, précisa : « Il a de l’allure, n’est-ce pas ? Il a été restauré en début d’année afin que tout soit prêt pour le Centennial et ses visiteurs - des visiteurs les plus prestigieux puisque il a accueilli, le jour de l’ouverture, rien de moins que le Président Ulysse Grant et l’empereur du Brésil ! »

« Je reconnais que cet escalier est majestueux, mais vous ne m’en voudrez pas d’utiliser l’ascenseur, même pour accéder au premier étage. Je confesse ressentir une légère fatigue. »

Le fils attentionné lui caressa légèrement le bras : «Il est compréhensible qu’entre le long trajet en train et notre déambulation dans le Main Building vous soyez exténuée. Dès notre arrivée dans nos appartements, je vais sonner Susan pour qu’elle vous assiste.  En son for intérieur, le maître de la Magnolias’ Mansion admettait que le rôle de la camériste pendant leur séjour n’était pas consistant. Mais Cathleen était habituée à ce que se soit sa fidèle femme de chambre qui la soulage de son corset. En aucune façon, il n’aurait voulu perturber les habitudes et le confort de sa mère.  

«J’en ferai de même avec Prissy qui a rejoint le carré des domestiques. Ce système de connexion des chambres des clients avec le numéro de celles de leurs employés et bien pratique. Elle restera dans ma suite pendant notre absence car Ella risque d’être anxieuse dans un environnement qui ne lui est pas familier.»

«Je vais de ce pas me procurer auprès de la Réception les menus des deux restaurants de l’hôtel. Dès que Wade et Ella auront fait leur choix, un serveur leur apportera un souper revigorant. Ces pauvres enfants sont épuisés. Ils ne tarderont pas à s’endormir.»

 

Il monta les escaliers avec une telle agilité qu’il manqua de bousculer la personne qui atteignait la dernière marche du premier étage.

Au moment de s’excuser mutuellement, les deux hommes se regardèrent avec le même air éberlué, puis réjoui.

« Incroyable ! Duncan ! C’est bien toi !»

« Liam ! Quelle fantastique coïncidence !»

«Mais non, mon Ami, c’est le destin qui a voulu que nous nous retrouvions enfin ! Tu m’as manqué, vieux brigand !»

Entre étreintes viriles, et tapes vigoureuses sur l’épaule entrecoupées d’éclats de rire, leurs retrouvailles furent bruyantes. Heureusement, le vaste couloir du premier étage était désert.

 « Cela fait des lustres que nous ne nous sommes pas vus !»

Soudainement, un voile assombrit leur joie : «Oui. Plus de onze ans. Quelque temps après le 9 avril 1865… » Toute précision était inutile. La date de reddition de leur cher Général Robert Lee avait gravé au fer rouge pour l’éternité la défaite de la Confédération et celui du Vieux Sud ; les morts, les destructions ; la fin d’un monde… de leur monde.

«Nous avons tant de temps à rattraper ! Raconte-moi ce que tu es devenu. Toi, le grand séducteur qui faisait fondre le cœur de nos tendres belles du Sud pendant nos permissions, es-tu marié ? »

Liam objecta en se moquant : «As-tu l’ambition de réécrire l’Histoire ? C’était toi le bourreau des cœurs qui les attiraient comme un pot de miel. Quant au mariage…. Il fut un temps où j’étais tombé sous le charme d’une belle et jeune dame au point de penser à m’engager. Mais…elle a refusé ma demande en mariage.»

Duncan ricana en lui tapotant l’épaule : « Non ! Je n’y crois pas un instant. Toi qui a réussi à pervertir les oies blanches les plus innocentes, tu aurais finalement découvert la perle rare capable de te faire subir un tel affront ?»

Liam prit un air piteux : «Parle pour toi ! Je t’ai vu à l’œuvre, tu me battais dans ce « domaine »…. Pourtant, c’est vrai, même si ma vanité doit en souffrir devant toi, je confesse avoir été rejeté – avec tact – mais sans équivoque, et j’ai dû accepter ma défaite.» Pour atténuer l’affront à son pouvoir de mâle, il ajouta avec un rictus : « la première… et heureusement la dernière à ce jour ! De toute façon, je présume qu’un autre est sur les rangs maintenant. » Sarcastique, il conclut : «C’est du passé. Elle ne m’était pas destinée. Peut-être vais-je finir comme un vieux bougon célibataire frustré et solitaire ?» Cette perspective les fit éclater de rire, tant elle était à des années-lumière de sa personnalité.

«Il va falloir que tu me racontes quelques-unes de tes aventures – de toutes sortes – en détail. Te connaissant, je me doute qu’elles ont été incalculables… Inutile de te demander si tu es ici pour le Centennial, comme moi. Le Monde entier s’y est donné rendez-vous ! Que fais-tu ce soir ? Je voudrais t’inviter à dîner. Le restaurant Continental Gourmet de l’hôtel va ravir tes papilles, je te le promets !» (*9)

« Je suis accompagné par ma famille et… une jeune personne. »    

« Ah ! Ah ! »

L’onomatopée insidieuse obligea son ami à préciser : « Avec ses deux enfants. C’est un voyage familial et professionnel en même temps. Enfin… Officiellement… »  Les pupilles bleues de Duncan pétillèrent de malice. Les deux hommes n’avaient jamais eu besoin de beaucoup de mots pour se comprendre. «Soit ! Rendez-vous dans une heure au Continental Gourmet. Je suis certain qu’elles seront heureuses de te rencontrer, et qu’elles tomberont sous ton charme – enfin… pas trop j’espère ! »

 

ooooOOoooo

 

Mardi 20 juillet 1876, 19h30, à bord du paquebot Ville de Bordeaux, sur l’Océan atlantique

 

L’invitation à partager un verre, qui n’avait été à l’origine qu’un intermède pour combler son ennui, se prolongea dans la grande salle à manger des Premières.

Rhett n’était pas à homme à s’apitoyer sur la misère humaine. Il n’eut pas une pensée pour les émigrants entassés au steerage, se contentant d’une paillasse et de maigres repas. Comme les autres privilégiés, il ne fit même pas attention au luxe ambiant qui lui était aussi naturel que l’oxygène pour respirer.

Pour économiser le précieux espace, les petites tables individuelles avaient été remplacées par deux longues et étroites tables et tout le monde prenait place en bonne compagnie. Les nappes en lin étaient immaculées, les lampes à huile nombreuses, le service de table en porcelaine portant le monogramme de la French Line, et les verres en cristal remplis de nectars odorants.

Certes, les plats n’étaient pas aussi raffinés qu’ils l’auraient été à terre avec des aliments fraîchement achetés du jour. Les parts étaient calculées et pesées afin que les garde-mangers gardés au froid avec des tonnes de blocs de glace soient bien remplis jusqu’à l’arrivée de la Ville de Bordeaux au port du Havre en France. Mais le repas était bon.

Leur proximité avec les autres voisins de table n’incitait pas à des révélations sur leurs vies respectives. Néanmoins, il fut flagrant que les quatre convives trouvèrent plaisir à partager le repas. Même le plus âgé et le plus placide d’entre eux se dérida lorsque Rhett raconta que lui-même était capitaine de cargo et qu’il possédait une flotte. De fil en aiguille, lorsqu’il révéla qu’il avait été briseur de blocus pendant la Guerre de Sécession, les trois étrangers en furent ébahis et réclamèrent le récit de ses exploits avec avidité.

Si bien que Rhett Butler, l’animateur de la soirée, n’en apprit pas plus sur ce qui réunissait un Français, un Brésilien et un Hollandais. Le plus important fut qu’il réussit enfin à profiter de l’instant présent. En abandonnant en pensée Charleston, le 5 East Battery, Philadelphie et Peachtree Street. Au moins pour la soirée… Ensuite… - il reprit sans s’en rendre compte la maxime de Scarlett -, « Demain est un autre jour ! »

 

ooooOOoooo

 

20 juillet 1876, 19h30, Restaurant Continental Gourmet, Continental Hotel, Philadelphie, Pennsylvanie

Duncan demanda au maître d’hôtel de rajouter un couvert en bout de table. Il s’assit en face de Scarlett, sa mère à côté de lui.

Cathleen et Scarlett avaient tiré parti de l’heure écoulée pour se relaxer et revêtir leurs tenues de soirée. Celle de la Veuve Vayton était élégante et stricte ; celle de la jeune femme épanouie mettait en valeur sa peau ivoirine – en toute distinction.

 «Je me demande pourquoi Melina tarde tellement. Elle aurait dû faire un essayage de sa nouvelle robe lorsqu’elle l’a reçue. Voilà qu’elle estime qu’une épaulette fait un pli disgracieux… Heureusement que Susan a réparé le dommage. 

Duncan s’amusa de la situation : « En France, un proverbe dit que ce sont les cordonniers les plus mal chaussés. Melina Vayton, sœur du tailleur, obligée de demander l’aide d’une femme de chambre pour faire une couture ! Pourquoi ne m’avez-vous pas averti ? J’aurais effectué la reprise avec plaisir – et rapidité. 

«Elle n’a probablement pas voulu admettre devant toi sa petite négligence. N’en parlons plus.»

Témoin de cette petite passe d’armes, Scarlett se sentit plongée malgré elle dans l’intimité des Vayton. Un pas de plus vers mon entrée dans leur famille… La réalité de son quatrième mariage devenait de plus en plus tangible. Mais elle chassa l’angoisse qui serrait la gorge. L’insouciant plaisir d’être à Philadelphie reprit le dessus.   

Duncan se leva, les bras ouverts portant son attention sur quelqu’un qui venait d’arriver. Scarlett n’eut pas l’impolitesse de se retourner. C’était probablement Melina.

Non. Un homme.

« Liam ! Tu es – presque – à l’heure. Cela signifie que tu te bonifie avec le temps.»

Celui-ci se courba légèrement en direction de Cathleen, qui était dans sa ligne de mire.

« Mère, voici celui dont je n’arrêtais pas de parler dans mes lettres lorsque j’étais sur le front : Liam Roberts.»

Avec une voix chaude et un soupçon d’étrange accent, il lui présenta ses hommages avec distinction.»

Puis Duncan l’incita à se tourner pour découvrir la troisième convive : « Scarlett, le hasard me permet de vous mettre en présence de mon fidèle frère d’armes, mon ami des heures sombres. » Puis s’adressant à celui-ci : «Tu as l’honneur ce soir d’être présentée à la plus brillante femme d’affaires du Sud – et, oserais-je ajouter, la plus charmante jeune femme, Scarlett O’Hara !» 

L’homme se courba à nouveau pour lui baiser le dos de la main. Quand il se redressa, il ébaucha par automatisme le masque avenant qu’il destinait à la gente féminine, qu’elle soit belle, laide, jeune ou vieille, et il la fixa. Encore. Et encore. Les sourcils froncés, les paupières un peu baissées pour mieux se concentrer sur l’amie de Duncan.  

L’ancienne belle du County de Clayton, plus habituée à ce que les hommes la dévorent des yeux dès les premières secondes de présentation, dissimula son étonnement face à cette perplexité incongrue.

Toujours prompt à surveiller les réactions des hommes qui entraient en contact avec sa fiancée cachée, et surtout connaissant par cœur les attitudes de son vieil ami, Duncan fronça à son tour les sourcils : «Quelque chose ne va pas, Liam ? »

Les deux dernières secondes oubliées, celui-ci utilisa toute la palette de mimiques qu’il savait irrésistibles: «Scarlett ! Puis-je vous appeler Scarlett ? Si j’ai manifesté quelque étonnement en votre présence, c’est parce que j’ai été époustouflé par vos yeux émeraude. Oserais-je vous avouer que votre beau visage en a évoqué un autre ? »

Son commentaire qui se voulait élogieux fut modérément apprécié, car il laissait envisager qu’elle était assez commune pour qu’on la confonde avec une autre. Elle eut l’impression bizarre de « déjà-vu ». Avec qui était-ce déjà ? Ah oui, la fille insipide chez les Paxton… C’était vexant, car les hommes la considéraient toujours comme une femme exceptionnelle à nulle autre pareille.

Manifestement, Duncan non plus n’apprécia pas la comparaison et renvoya au pauvre Liam, qui s’embourbait piteusement dans ses explications, une image d’agacement.

Par un tour de passe-passe, le nouveau venu sut comment rétablir la situation : «Qu’il n’y ait point méprise ! Si la personne dans mon souvenir avait la même couleur de prunelles, celles-ci étaient bien ternes en comparaison des émeraudes qui scintillent plus que la voute étoilée de Juillet. »

Cathleen commençait à trouver cet intermède pesant. Scarlett respira mieux. Et Duncan jugea que les armes de séduction de son ami s’étaient quelques peu détériorées. Mieux valait changer de sujet.

«Assis-toi à côté de Scarlett, je t’en prie, Liam. Il y a un siège vide car nous attendons – avec patience – ma sœur qui a dû se perdre entre le premier étage et la salle de restaurant. La carte est intéressante, car il y a deux ou trois recettes françaises dont je raffolais quand je vivais en France. »

«La France ? Encore une coïncidence, car j’y ai vécu également. Pendant une année en 1866. »

« Vraiment ? Sais-tu que nous aurions pu nous croiser ? »

« Ah ! Mon ami ! J’aurai adoré aller avec toi dans un café des Champs-Elysées ! Nous aurions refait le monde et admiré… le paysage. »

Duncan se racla la gorge. Il avait une petite idée de ce en quoi consistait ce « paysage ».

«As-tu pensé à t’y installer définitivement ? »

«J’avoue que j’ai été fort tenté, car je commençais à y avoir des attaches profondes… mais… j’ai dû rentrer en Amérique. Mes parents avaient besoin de moi.»

Duncan balançait entre la curiosité d’en savoir plus et l’obligation de peser chaque mot en présence de sa mère et Scarlett.

Il essaya malgré tout d’insinuer : «Ces attaches profondes, … ne seraient-elles pas celles dont tu m’as parlé tout à l’heure ? »

Ce fut au tour de Liam d’être mécontent. Il survola d’un quart de seconde la belle jeune femme assise en face de lui, et jugea opportun de changer de sujet.

Un nuage de parfum suivi d’un froissement de jupons l’en dispensa. Ce devait être la sœur de Duncan.

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Elle pénétra dans la salle de restaurant, un peu essoufflée. La pendule placée à l’entrée lui confirma qu’elle avait cinq minutes de retard. Elle inhala un grand coup et repéra la table.

Son frère et Cathleen, assis côte à côte, la virent en premier. Leur regard éloquent signifiait « En retard, comme d’habitude… » Scarlett était visible de dos. Ce qui l’étonna, c’est qu’un homme s’était emparé de sa place… Non, il y avait une chaise vide à côté de lui. Peu importait. Il fallait maintenant se justifier afin de calmer le mécontentement de sa mère.

Son débit de paroles se fit plus haché que d’habitude, tant elle était pressée de faire oublier qu’elle avait contrevenue à une règle sacro-sainte des Vayton : « la ponctualité est la mère de la politesse. » « Mère, je suis affreusement désolée d’être si en retard. Susan ne retrouvait plus le nécessaire à couture que vous lui aviez dit d’emporter. N’est-ce pas ironique, Duncan ? Toi, le roi de la couture, et ta famille, sans une petite aiguille et une bobine de fil dans nos valises ! Nous avons dû faire appel à l’office. Ouf ! Je suis soulagée. Et je crois que ces émotions m’ont mises en appétit. »

Cathleen ne fit aucun commentaire. Mais sa fille pouvait décrypter les orages qui se dissimulaient derrière la façade toujours également sereine. Elle n’échapperait pas dans l’intimité à la leçon de morale…

«Melina, nous t’attendions avec impatience ! J’avais hâte de te présenter mon meilleur ami, Liam Roberts. »

L’inconnu se leva et lui fit face.

Ce que précisa ensuite son frère n’arriva à son cerveau que par brides : «Cette jeune fille qui est arrivée comme un ouragan est la petite sœur que j’évoquais devant toi avec nostalgie. T’en souviens-tu ? Une enfant… un ange… Melina a bien grandi, et l’ange est un peu exubérant parfois. »

Duncan s’amusait déjà de la saillie gentiment moqueuse que sa sœur allait décocher pour répondre à sa taquinerie, comme ils en avaient l’habitude. Il en fut bien frustré car Melina ne dit pas un mot.

Comment l’aurait-elle pu, d’ailleurs ? Les paroles de son frère n’étaient qu’un bourdonnement diffus dont les ondes étaient couvertes par le bouillonnement du sang qui tambourinait dans ses tempes avec la même fureur que les battements de son cœur.

Il fallait qu’elle dise quelque chose. Qu’au moins elle finisse de le dévisager. Mais elle ne le put point, car devant elle se tenait le plus bel homme qu’elle n’eût jamais vu ou dont elle eût pu rêver enfant. Non ! Il surpassait en beauté tout ce qu’elle avait été en mesure d’imaginer : un visage tanné par le soleil, encadré de longs cheveux blonds tirés en arrière et maintenu sur la nuque par un  catogan de soie grise. Gris comme ses yeux, d’une nuance si pale qu’elle évoquait l’eau limpide des torrents dans une nature sauvage. Non ! Elle délirait ! Quelle folie s’emparait d’elle ?

Elle se trouvait debout à un mètre de lui, prête à occuper le siège vide. L’un et l’autre se regardèrent, sans qu’un mot de politesse soit échangé. Tous les deux figés.

Liam Roberts, ami de Duncan Vayton, dans le roman La Boutique Robillard (image générée grâce à l'Intelligence Artificielle.)

Liam Roberts, ami de Duncan Vayton, dans le roman La Boutique Robillard (image générée grâce à l'Intelligence Artificielle.)

 

Cela avait-il duré une minute, ou probablement moins ? Suffisamment en tout cas pour que Cathleen lui imposât de s’asseoir – comme une enfant turbulente.

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Scarlett ne rata pas une seconde de ce qui venait de se dérouler devant témoins. Etant une experte en confrontations troubles – merci Ashley ! – elle s’en délecta, baissant légèrement la tête pour dissimuler son sourire en coin : Ainsi donc l’insipide oie blanche cacherait-elle un caractère de feu ?

Le repas fut joyeux, même si la sœur de Duncan fut anormalement moins volubile que d’habitude, et son voisin de table nettement moins expansif qu’il l’avait été en haut des marches avec Duncan.

Ils échangèrent leurs premières impressions sur l’exposition du Centenaire. Liam avait un temps d’avance sur eux puisqu’il avait inspecté les halls, en long et en large, pendant plusieurs jours.

« Le hall des machines, ceux de l’agriculture et de l’horticulture n’ont plus de secret pour moi. Je vous les conseille. Même si vous n’avez pas besoin d’inspecter chaque stand comme Sa Majesté Dom Pedro II l’a imposé à nos membres de la délégation brésilienne.»

 «Que racontes-tu là, mon ami ? Explique-moi quel est le rapport entre toi, l’Empereur du Brésil et sa suite ?»

Comprenant qu’il avait réussi à intriguer son ami, et sans nul doute ces dames et la douce Melissa, il se contenta d’une réponse sibylline pour préserver le mystère.

 «C’est une histoire trop longue pour la narrer maintenant. Je vous en révèlerai plus si vous me permettez de vous inviter demain soir – car, malheureusement, nous repartirons jeudi matin. Après le restaurant, nous pourrons aller au Fox American Theater à quelques pas de l’hôtel. Pendant le Centennial, des concerts de qualité s’y tiennent chaque soir.» 

« Avec grand plaisir ! N’est-ce pas, Mesdames ? Mais, en tant que ton ancien supérieur hiérarchique, c’est à moi de t’inviter. Maintenant que nous nous sommes retrouvés, je ne te lâcherai plus !»

L’idée d’une sortie nocturne plut à Scarlett. Cathleen se contenta d’un mouvement de menton de politesse. La perspective ne l’enchantait guère. L’assentiment de Melina fut discret, mais suffisamment ferme pour que la bonne humeur de Liam en soit doublée.

«D’après le plan qui tu as établi pour votre visite de demain, vous allez être très occupés. Néanmoins, essayez de faire en sorte d’être présents dans le Machinery Hall, au pied du Corliss, à 16 heures précises. Il va y avoir une démonstration d’une invention très spéciale. Si cela marche, vous serez les témoins d’un événement historique !»

Le Brésil… L’invention… Duncan jugea que son vieil ami avait pris le goût pour le mystère….

 

 

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10 mai1876, ouverture du Centennial de Philadelphie. Discours du Président des Etats-Unis Ulysse Grant et de l'Empereur du Brésil devant le Memorial Hall - stereotype Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

10 mai1876, ouverture du Centennial de Philadelphie. Discours du Président des Etats-Unis Ulysse Grant et de l'Empereur du Brésil devant le Memorial Hall - stereotype Department of Photography dans Fairmount Park (source: Free Library of Philadelphia)

 

Notes sur le chapitre 57 :

(*) Le nom officiel de l’exposition du Centenaire est « International Exhibition of Arts, Manufactures, and Products of the Soil and Mine ». Toutes les informations la concernant dans ce chapitre sont factuelles – description des bâtiments intérieurs et extérieurs, stands des exposants, inventions, articles et marques des fabricants. Elles proviennent en majorité d’un récit de 800 pages écrit cette année de 1876, et décrivant par le détail les objets les plus intéressants exposés pour chaque pays, dans chaque hall :  « The Centennial Exposition, described and illustrated : being a concise and graphic description of this grand enterprise commemorative of the first centennary of American independence. Illustré et préparé par Ingram. Publié par Hubbard Bros, Philadelphie, Pa, 1876. »

https://ia601606.us.archive.org/31/items/centennialexposi00ingr/centennialexposi00ingr.pdf

La plupart des stands que je décris dans ce chapitre ont été pris en photographie à l’époque par le Département de la Photographie situé dans Fairmount Park. J’ai illustré mon blog avec quelques-uns des 1600 « stéréotypes consultables en ligne sur le site de la Free Library of Philadelphia, https://libwww.freelibrary.org/digital/collection/home/page/81/id/centennial-exhibition  . 

 

(*1) « Hackney coaches » : ces véhicules de location à quatre roues tirés par deux chevaux, sont apparus en Angleterre au XVIIe siècle, et tiennent leur nom d’un quartier de Londres. Source : https://www.geriwalton.com/hackney-coaches/

(*2) véhicule « Surrey » : ce type de voiture du XIXe avec sa capote à franges a fait l’objet d’une chanson de Richard Rodgers et Oscar Hammerstein "The Surrey with the Fringe on Top" en 1943 dans la comédie musicale « Oklahoma ».

(*3) Types de véhicules à traction animale au XIXe siècle Voitures hippomobiles du continent Nord-Américain au XIXe siècle https://www.attelage-patrimoine.com/2022/02/voitures-hippomobiles-du-continent-nord-americain-au-xixe-siecle-2eme-partie.html

(*5) Journal mensuel professionnel répertoriant les progrès industriels et techniques : « The Manufacturer and Builder, a Pratical Journal of Industrual Progress”.

(*6) Tiffany, collier de 27 diamants de Golvonda. Le prix affiché, 80.000 dollars, n’avait jamais été atteint aux Etats-Unis pour un bijou en vente.

(*7) Malachite géante vendue au pavillon russe par Hoessrich & Woerffel, de St. Petersburg lors de l’exposition de 1876 : elle pesait réellement 1080 pounds (489 kilos), et son prix de vente affiché était de 4,860 dollars. J’ai doublé le prix pour signifier que Duncan Vayton était prêt à tout pour l’acheter.

(*8) Centennial National Bank : cette banque, installée sur le terrain d’exposition, faisait partie des nombreux services gouvernementaux disponibles sur le site. Elle permettait de conduire des négociations commerciales, encaisser des lettres de crédit, et…

(*9) Restaurant Continental Gourmet : ce nom a été inventé pour ce roman. Mais il est évident que le Continental Hotel, avec son statut d’hôtel de luxe et sa taille, avait au-moins un ou deux restaurants, avec des boutiques au rez-de-chaussée.

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